La déconvenue des Aigles de Carthage à la CAN est une nouvelle illustration de la gestion calamiteuse de la Fédération tunisienne de football par son omnipotent président, Wadie Jary, arrêté en octobre dernier dans le cadre d’une affaire de corruption.
« Dégage, dégage, dégage ! » scandaient les supporteurs tunisiens à l’issue du triste spectacle offert par les hommes de Jalel Kadri, ce mercredi 24 janvier, qui s’est soldé par un 0-0 contre l’Afrique du Sud synonyme d’élimination au premier tour de la CAN. Une fin de parcours humiliante en phase de poule et une première depuis 2013, alors que l’objectif fixé par la fédération était d’atteindre le dernier carré. Le sélectionneur Jalel Kadri a aussitôt annoncé que sa mission était terminée. De quoi consoler les supporteurs tunisiens qui, depuis des mois, demandaient avec insistance le départ de celui qui n’était que l’adjoint de Mondher Kebaier, démis de ses fonctions après l’échec à la dernière CAN, en 2021.
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Jalel Kadri avait pourtant déjà remis sa démission après le Mondial au Qatar, en décembre 2022. Une démission refusée par le patron de la fédération, Wadie Jary en personne, qui a décidé de prolonger Kadri et son staff technique jusqu’à la fin de la CAN 2023. Officiellement, cette décision était motivée par les résultats encourageants obtenus au Qatar. Les Aigles de Carthage avaient notamment battu la France (1-0), mais avaient payé au prix fort leur défaite face à l’Australie. Officieusement, le maintien de Jalel Kadri représentait pour Wadie Jary un choix économique. D’un point de vue financier, Jalel Kadri ne coûtait en effet « pas grand chose » : 11 000 euros mensuels, soit le salaire le plus bas de tous les sélectionneurs en lice à la CAN. Il était d’ailleurs déjà l’entraîneur le moins bien payé à la Coupe du monde au Qatar.
Par son influence, Wadie Jary est fréquemment cité comme étant « l’architecte » de la sélection nationale, tant au niveau du choix des joueurs que sur le plan tactique. Cette impression est renforcée par la figure de Jalel Kadri lui-même, dont la relative discrétion a toujours suscité des doutes quant à son indépendance décisionnelle.
La nomination de Jalel Kadri et son maintien n’ont en réalité rien d’anodin tant l’omnipotence de Wadie Jary était symptomatique des problèmes structurels du football tunisien. Un peu à l’image d’un chef de l’État qui, dans un régime présidentiel, aurait une influence importante sur le pouvoir législatif, Wadie Jary avait donc trouvé son « Premier ministre » idéal, qui lui permet de décider de presque tout.
Il faut aussi rappeler que, depuis plusieurs mois, la FTF traverse une crise grave, illustrée par la situation de Wadie Jary lui-même, arrêté et incarcéré le 26 octobre 2023 dans le cadre d’une enquête pour corruption. Cette affaire s’inscrit dans un contexte plus large de lutte contre la corruption dans le sport tunisien voulue par le président Kaïs Saïed. La surveillance accrue dont il fait l’objet de la part du chef de l’État et du ministre des Sports, Kamel Deguiche, suggère une volonté politique de réformer en profondeur les pratiques au sein de la FTF. Wadie Jary fait également face à des restrictions depuis presque un an, puisqu’il est interdit de quitter le territoire national. Cette situation illustre non seulement les problèmes internes de la fédération, mais soulève également des questions sur le rôle des autorités étatiques dans la gouvernance sportive.
Le ministère de la Jeunesse et des Sports a donc joué un rôle crucial dans cette affaire en déposant une plainte relative à un contrat jugé illégal conclu entre la fédération et son ancien directeur technique, Sghaier Zouita. Selon les déclarations de Chokri Hamda, porte-parole du ministère, ce contrat ne respecterait pas les normes légales en vigueur, notamment la procédure de nomination par décret du directeur technique.
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La tension entre le président de la République et le président de la FTF, ex-joueur professionnel de l’US Ben Guerdane et ancien maire de cette ville, trouve également ses racines dans leurs divergences politiques marquées. Wadie Jary avait des affinités avec le parti islamiste Ennahdha et avait également soutenu l’ex-Premier ministre Youssef Chahed lors de la dernière élection présidentielle.
Le CV du président de la fédération ne s’arrête cependant pas là. Durant l’automne 2020, un conflit a éclaté entre Wadie Jary et Taoufik Mkacher, président du Croissant sportif de Chebba (CS Chebba). À la suite d’une demande de paiement d’amendes et de soumission de documents administratifs par la FTF, le CS Chebba a été suspendu. Taoufik Mkacher a publiquement critiqué cette décision, la qualifiant d‘injuste. Cette situation a engendré une grève générale et des manifestations durant plus de dix jours dans cette ville de 22 000 habitants. En outre, Taoufik Mkacher et le secrétaire général du CS Chebba se sont vus interdire l’exercice de leurs fonctions pour une durée de deux ans par la fédération. Cette sanction faisait suite à un post sur Facebook dans lequel le président du CS Chebba dénonçait une gestion « autoritaire » de Wadie Jary à la tête de la FTF.
Wadie Jary, qui dirige la FTF depuis 2012 et qui a été réélu à deux reprises, entendait briguer un quatrième mandat en 2024. Incontestablement, son arrestation fin 2023 ruine cette ambition. Le patron de la fédération, pourtant, ne désarme pas. Il s’est tourné vers l’instance mondiale du football, la Fifa, avec laquelle il entretient de bonnes relations. Une manœuvre dont il est coutumier car la Fifa sanctionne les ingérences politiques dans le football en suspendant la participation des équipes nationales aux compétitions. L’instance mondiale avait d’ailleurs sérieusement envisagé de priver la Tunisie de la Coupe du monde 2022 au Qatar. De quoi intimider ceux qui seraient tentés d’observer d’un peu trop près la gestion Jary.
Par ailleurs, à la suite d’une révision législative obtenue en 2015 par Wadie Jary, certaines conditions ont été ajoutées pour pouvoir postuler aux fonctions de président, de vice-président ou de membre du bureau de la fédération. Ces critères incluent un diplôme d’au moins Bac +2, une expérience significative de plus de 30 matchs officiels avec l’équipe nationale tunisienne (ce qui est requis pour devenir membre du bureau, mais pas pour les postes de président ou de vice-président), la qualification d’entraîneur détenant un diplôme CAF A, ainsi qu’une expérience au sein du bureau fédéral, des ligues nationales ou régionales, ou le fait de pouvoir justifier de postes de président ou vice-président d’un club, ou encore de président d’un organisme national ou juridique pendant une période ininterrompue de quatre ans.
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Wadie Jary le sait, il est presque impossible de remplir toutes ces conditions. Ceux qui souhaitent le remplacer à la tête de la fédération devraient donc pour cela modifier cette loi, mais l’expérience montre que les autorités politiques n’ont guère intérêt à agir de façon trop visible. Le patron de la fédération a prouvé sa capacité à mobiliser les instances internationales du sport, ce qui ferait peser sur la sélection tunisienne la menace d’une suspension.
Reste la dimension sportive de l’affaire que toutes ces manœuvres politiques auraient presque tendance à faire oublier. Au-delà du résultat difficile à assumer de la CAN 2023, le groupe est désormais plongé dans le doute. Il suffit de voir les mines déconfites des joueurs lors de leur retour à Tunis pour comprendre qu’il est urgent de trouver des solutions pour relancer la machine. Critiqué pour ses choix tactiques sur le banc, Jalel Kadri est en réalité le bouc émissaire idéal. Et s’il n’était qu’un pion aux compétences limitées ? Beaucoup connaissent en réalité le fond du problème, à l’image de l’international Saad Bguir, qui a déclaré ne plus vouloir jouer en équipe nationale tant que Wadie Jary serait à la tête de la fédération.
Au fil des années, il est indéniable que la qualité du football tunisien a connu une dégradation significative. Ces éléments, combinés à un manque d’investissement et d’engagement dans le développement de la sélection nationale, des clubs et des joueurs, ont contribué à faire de la génération actuelle l’une des plus décevantes de l’histoire du football tunisien. Elle incarne les échecs et la mauvaise gestion d’un homme jugé pour corruption, qui n’a, pour l’heure, ni remplaçant désigné ni successeur potentiel pour reprendre les choses en main. Pour Wadie Jary et son entourage, le match ne se joue plus sur un terrain de football depuis longtemps. Quant aux millions de Tunisiens déçus par les performances sportives de leur équipe, ils devront prendre leur mal en patience.
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